
56 %. C’est la part des salariés européens qui, en 2023, redoutent une montée du chômage sous le choc de l’automatisation. Une donnée brute, presque froide, qui tranche avec les discours enthousiastes sur la progression de la productivité. Dans les pays où les syndicats sont puissants, la résistance se fait sentir, alors que certaines nations bardées de robots maintiennent un chômage au plancher.
Ce décalage entre promesse technologique et vécu alimente une défiance qui ne faiblit pas. Cette hostilité déborde largement le simple rejet des robots ou de l’intelligence artificielle. Elle s’enracine dans des inquiétudes bien réelles, économiques, sociales et éthiques, qui traversent les générations et toutes les strates du monde du travail.
Plan de l'article
Pourquoi l’automatisation suscite-t-elle autant de méfiance ?
La méfiance envers l’automatisation n’a rien d’une nostalgie douce-amère pour un passé idéalisé. Elle révèle une inquiétude profonde devant la transformation du travail et la place accordée à l’humain dans l’économie. Pour bon nombre d’employeurs, l’automatisation répond à la fois à la pénurie de main-d’œuvre et au durcissement des politiques migratoires. Mais cette mutation ne se fait pas sans frottements. Certaines tâches, jugées répétitives, disparaissent. D’autres perdurent, parce qu’elles restent inaccessibles aux robots, pensons à la santé, aux métiers de proximité, à l’agroalimentaire. Cette incapacité à reproduire le savoir-faire humain alimente un sentiment de déclassement, parfois d’injustice.
Voici ce que redoutent nombre de salariés et représentants :
- La disparition des emplois traditionnels, accélérée par la robotisation, nourrit la peur d’une société à deux vitesses.
- Les syndicats s’inquiètent de perdre la main sur les conditions de travail, alors que la transformation digitale s’accélère dans les entreprises.
Dans plusieurs économies européennes, l’hostilité à l’automatisation s’intensifie surtout là où les gains de productivité ne retombent ni sur les salaires ni sur la qualité de l’emploi. Certains travailleurs se méfient d’une intelligence artificielle qui piloterait leur quotidien selon des logiques obscures, inaccessibles au commun.
Dans la Silicon Valley, on promet un avenir libéré des tâches ingrates. Mais sur le terrain, la révolution numérique se heurte à la réalité sociale : travailleurs sans papiers toujours vulnérables, femmes quittant leur poste pour s’occuper d’un parent en l’absence de services adaptés. L’automatisation ne se contente pas de remplacer des bras. Elle bouleverse l’équilibre de la société et laisse planer le doute sur le sens même du progrès.
Des risques réels : emploi, compétences et perte de contrôle
L’automatisation modifie en profondeur le rapport au travail et fait ressurgir d’anciennes peurs, loin d’être infondées. La suppression de certains postes frappe d’abord les travailleurs non qualifiés, exposés en première ligne lorsque les tâches répétitives sont confiées aux machines. Mais les travailleurs qualifiés ne sont pas pour autant à l’abri : l’arrivée de nouveaux outils, la pression pour acquérir des compétences numériques, la crainte de perdre toute influence sur les décisions traversent tous les secteurs.
Les groupes les plus exposés subissent de plein fouet la transformation :
- Les femmes se retrouvent souvent contraintes d’abandonner leur emploi pour assister un proche, faute de services de proximité adaptés.
- Aux frontières du marché du travail, les travailleurs sans papiers voient leur précarité s’aggraver. L’exploitation s’intensifie, parfois jusqu’à l’esclavage moderne, notamment dans l’agroalimentaire, la construction ou le nettoyage.
La perte de contrôle sur les outils, sur les horaires ou sur le rythme de production alimente un sentiment d’aliénation. Certes, l’automatisation promet des gains de productivité. Mais elle accentue aussi la fracture entre ceux qui ont les moyens de s’adapter et ceux qui restent sur le quai. Les entreprises poursuivent la rationalisation, les employeurs traquent les économies, et le tissu social se fragilise. La défiance s’incarne alors dans ces machines devenues juges silencieux, qui dépossèdent l’humain de sa capacité à décider. L’automatisation ne se limite pas à une question technique : elle interroge la dignité au travail et la place accordée à chacun.
Entre progrès technologique et éthique : quelles limites poser à l’intelligence artificielle ?
La technologie évolue à toute vitesse, propulsée par les géants du numérique comme Google ou Amazon. L’intelligence artificielle s’infiltre progressivement dans tous les secteurs, à coups de robots, d’algorithmes de machine learning, de systèmes capables de résoudre des problèmes jadis réservés à l’intelligence humaine. Cette transformation fascine, mais elle inquiète tout autant.
Pour une part croissante de la société, la généralisation de ces machines intelligentes pose une question de fond : jusqu’où laisser les systèmes automatisés prendre en charge, voire décider, pour des tâches qui impactent le quotidien ou l’avenir ? Les idées fusent, des appels à réguler, à plus de transparence, à une responsabilité partagée, portés par Rodney Brooks, Bill Gates ou Barack Obama.
Le débat éthique se cristallise autour de points très concrets :
- La robotisation bouleverse la production, mais si la quête de productivité devient le seul cap, le risque de déshumanisation du travail s’aggrave.
- Les algorithmes de recrutement adoptés par les ressources humaines peuvent renforcer les biais et automatiser les mécanismes d’exclusion.
Pour faire face à la pénurie de talents, certaines entreprises misent sur l’externalisation ou l’automatisation accrue. D’autres préfèrent élargir le recrutement au niveau national ou valoriser le travail à distance. Mais le débat collectif sur les limites à poser reste épars. L’OCDE rappelle la nécessité d’un débat démocratique sur la place de l’humain dans la décision, bien au-delà de la simple question de l’efficacité technique.
Favoriser une cohabitation harmonieuse entre humains et machines au travail
La nécessité d’organiser une cohabitation réelle entre humains et machines s’impose à tous : entreprises, syndicats, mais aussi à l’ensemble de la société civile. Si la robotisation soulage des tâches répétitives, elle ne remplace ni l’empathie ni l’inventivité qui caractérisent le travail humain. Certains secteurs en témoignent chaque jour, les services de proximité, la santé, le médico-social, là où les aptitudes relationnelles, l’expérience, la capacité à s’adapter priment sur la performance automatisée.
Dans ces domaines, plusieurs acteurs jouent un rôle clé :
- Les travailleurs immigrés demeurent indispensables dans l’agroalimentaire, l’aide aux personnes âgées et la garde d’enfants.
- La combinaison de restrictions migratoires et d’automatisation risque d’amplifier les fractures sociales et de fragiliser des secteurs entiers.
Face à la pénurie de main-d’œuvre, les entreprises s’efforcent de réinventer leur management : transformation des organisations, recours accru au numérique, adaptation des formations. Mais la cohabitation entre humains et machines ne s’improvise pas. Elle réclame l’implication active des travailleurs, la valorisation des compétences qui échappent à l’automatisation, et une vigilance constante sur l’équité des mutations en cours.
Le sujet ne se limite pas à la productivité. En filigrane, c’est le sens même du travail qui se joue, la place réservée à l’humain dans l’économie. Si les débats s’enchaînent sur la scène européenne et que les rapports s’accumulent, la réalité des soignants, des aides à domicile ou des ouvriers rappelle que la technologie n’efface pas tout : elle recompose, fragmente, parfois, mais laisse toujours l’avenir ouvert. La société, elle, reste à inventer, entre algorithmes et poignées de mains.